Estela Blénet



Estela Blénet

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Faire des Vagues





Recherche sur les images militantes en action sur Instagram

“Spectre et hantise de l’effondrement, une veille nécessaire sur Instagram

La prolifération non-maîtrisée de l’image militante sur Instagram nous place dans un état permanent de menace, d’inquiétude. Nourri par sa reproduction illimitée d’images militantes, le spectre de l’effondrement s’épaissit. Nous nous retrouvons face à une contradiction : la prolifération sans fin d’images et la saturation de ses espaces virtuels, conditio sine qua non à la création de la vague, devient possibilité de transformer le monde et à la fois notre source d’angoisse, que nous définissons comme “hantise”. Inscrit dans cette dialectique, nous nous faisons traverser par un flux extrêmement rapide d’images, qui ne nous laisse plus le temps de les ingérer et de les digérer. Ce manque de temps produit une crise et un sentiment d’inquiétude qui caractérise notre existence. Suspendus dans ce vertige, nous sommes incapables d’assimiler le poids de ces images et d’en fabriquer une mémoire. Nous subissons ce flux et ses images qui, pendant quelques secondes, s’attardent sur nos rétines, puis laissent la place à d’autres, dans un défilé interminable de catastrophes, d’effondrements, de crises climatiques, de guerres et de douleurs. Face à tout ça, nos espaces de visibilité sont réduits, comme notre capacité d’agir sur ces images et nous expérimentons de nouvelles modalités d’habiter le monde.

À travers la notion de hantise, développée lors des séminaires du Laboratoire de recherche Fig. coordonnés par Fabien Vallos,109 je voudrais explorer les risques et les limites liés à l’usage de l’image militante sur Instagram et à sa prolifération. Le spectre est une apparence qui vient se rendre visible sur notre espace de perception : nous nommons la présence de ces spectres hantise. Ils viennent habiter les espaces que nous habitons, ils s’incrustent et prennent de la place dans notre présent, en nous obligeant à une forme de cohabitation, ce qui signifie à la fois une réduction de nos espaces et de notre façon d’habiter le monde. Les spectres, qui ont besoin d’un espace pour persister, en tant qu’apparences suspendues, soit dans le passé soit dans le futur, viennent habiter nos maisons. Ils prennent place dans les trous, les plis. Chaque recoin que nous habitons est désormais envahi par des spectres, qui sont le résultat d’une surabondance, d’un excès d’images qui n’ayant plus de place pour se déployer sont venus occuper nos espaces en provoquant cette crise permanente. Mais comment avons-nous produit cette masse de spectres dont aujourd’hui nous faisons l’expérience? Cette masse débordante d’images que nous introduisons dans nos corps et dont nous sommes les héritiers?

Pendant le séminaire Fig., Fabien Vallos a suggéré l’hypothèse que toute image procède à un prélèvement constant du réel qui ne laisse jamais intact le monde, mais produit en celle-ci une altération ou une transformation. Le prélèvement a imposé une transformation au monde qui n’a jamais été demandée et qui a changé ses limites, ses frontières et sa conformation originelle. Ce prélèvement s’inscrit sur Instagram dans une viralité qui le rend plus radical et incontrôlable. Cette activité, cette production de données sans limites et sans conscience, a engendré l’envahissement de nos espaces par un nombre incalculable d’images abandonnées qui aujourd’hui occupent une place toujours plus vaste dans nos vies. Cet excès, nous hante et nous oblige à être de plus en plus les spectateurs passifs d’une horde d’images spectrales qui nous annoncent la fin du monde, la guerre nucléaire, la catastrophe écologique, la crise migratoire, la fin des ressources. Instagram devient alors ce lieu de violence fictive et réel, ce croisement où les spectres circulent, se multiplient et persistent. Nous faisons l’expérience tous les jours de cette surabondance d’images abandonnées qui parfois nous angoissent ou nous mettent en colère, mais qui toujours réclament d’être vus et d’être accueillis dans nos espaces.110

Que faire alors de ces spectres? Comment faire face à ces images parfois terrifiantes, sans abaisser notre visière et sans rester pétrifiés?111 Je voudrais proposer ici une gestion de cette «spectralité», de cette surabondance d’images militantes qui font vague pour transformer notre vision du monde et notre façon de l’habiter mais qui menacent à la fois nos modes de vie et nos espaces. Il s’agit alors de sélectionner et conserver les représentations, tel un « veilleur de nuit »112 qui se tient à l’entrée des villes, afin de pouvoir les regarder, pour en faire un usage approprié.

Nous pouvons donc imaginer la figure du veilleur comme celui qui trouve un moyen de demeurer dans un espace en restant debout, en ne lâchant pas sa position. Le veilleur, comme le résistant, ne sort pas de la place qu’il occupe et peut se tenir dans le regard et l’agir face au flux d’images. Comme suggéré pendant le Colloque Image & Hantise, tenu à Arles en 2022, nous pouvons penser à l’état de veille comme une modalité d’existence, une façon de penser à nouveau les modes de vivabilité et de lutte dans le monde. Il est important de souligner que l’état de veille ne doit pas être considéré comme un état de passivité où le veilleur se laisserait investir par la surabondance d’images. L’état de veille, à contrario, demande d’être profondément actif. Sa tâche sera de trier, contrôler et organiser l’excès d’images qui nous investit tous les jours.Pour revenir aux plateformes virtuelles, il faudrait laisser de côté les modérateurs proposés par les dispositifs, qui demeurent imperméables à tout droit de regard, pour développer une pratique de la veille. Une pratique qui pourrait être commune ou individuelle. Il faudrait faire un pas à côté du flux, pour trier et accepter son contenu, gérer sa menace et son risque de nous d’étouffement, en laissant la possibilité de l’inscrire dans un lieu référentiel, de venir le revoir et le repenser. Le spectre de l’effondrement est maintenu et avec lui d’autres spectres viennent hanter la scène : «celles des générations qui m’ont précédé, des innombrables figures du passé et de l’avenir dont je ne peux pas rejeter l’autorité, mais auxquelles je peux résister, dire non». (Derrida, 2006)113

Nous nous retrouvons alors comme Hamlet - après avoir parlé avec le spectre de son père - prenant conscience d’être héritier d’un monde disjoncté, déréglé; un monde qui nous a été laissé dans un état duquel nous ne sommes pas responsables mais, qui nous demande d’être réparé, repensé et d’être regardé différemment.114

Pour regarder différemment le monde, il faut garder ces images militantes qui viennent à nous tel un veilleur, pour ne plus les subir mais pour en devenir acteur et produire ainsi une résistance. Il faudra alors regarder ces images, dans le sens latin de guardare, donc les veiller, les garder. Le terme latin provient d’origines germanique wardōn, dont dérive aussi le haut l’allemand warten (« regarder »). Il est intéressant de remarquer que le mot wardōn (qui donne origine à warte, gardien, vedette), apporte avec lui une duplicité : regarder quelque chose signifie la veiller, en avoir soin et à la fois s’en tenir lointain, rester vigilant, conscients du péril qu’elle porte avec elle.115

Il faudrait garder ces images militantes qui viennent à nous en restant vigilant pour ne pas se faire absorber par leur puissance et éviter de devenir des sumples réceptacles passifs. Il me semble important de proposer une forme d’archivage pour ces images militantes, afin d’ assumer le plein qu’elles remplissent, pour les porter littéralement et pouvoir y revenir. Il s’agit de créer notre propre mémoire.

Je vous propose en complément de ces écrits l’accès à la veille que je mène depuis trois années. La trace de ces images est une tentative de construction d’un regard actif sur ce flux, par les captures d’écran régulières de vagues et de posts qui venaient à moi.

«Mais la visibilité photographique du désordre du monde ne suffit pas à faire émerger des regards susceptibles de le déchiffrerprofondeur et de le résorber». (Foliard, 2020)116“